Mais que suis-je en train de faire ?
La réponse est évidente. Je la connais plus que quiconque. Que ce soit le but qui n’est nul autre que sauver ce clan, ou l’activité que je suis en train de mener à son terme. C’est seulement que la fatigue me gagne grandement. Je n’arrive même plus à savoir quand est-ce que j'ai dormi pour la dernière fois. En même temps que ce travail qui ne cesse de traîner en longueur, j'ai dû m'occuper de nouveaux attirants que je n'ai pas pu tester correctement par manque de temps, participer à des réunions avec les anciens, accueillir des visiteurs souhaitant des animaux spirituels, écouter les rapports des dernières chasses nocturnes, m'occuper des comptes… Je n'ai clairement pas le temps de m'occuper de moi-même. D'ailleurs, ne serait-il pas temps pour moi de prendre un bain ? Je crois que j'ai une migraine qui pointe le bout de son nez pour couronner le tout. Quel enfer…

Lorsque je termine enfin ce travail long et fastidieux, un coup d'œil dehors me permet de constater que le soir est déjà bien avancé. Je comprends mieux pourquoi personne n'est venu me trouver depuis plusieurs heures. Je soupire alors en essayant de détendre mes muscles endoloris par le stress. Je reste ainsi quelques minutes avant de me lever sans prendre le temps de ranger mon bureau. J'ai vraiment besoin de prendre l'air ! Dehors, je peux entendre des éclats de rire venant du réfectoire et les bêtes spirituelles faire du bruit également. Un coup d'œil aux terrains d'entraînement me permet de me soulager sur un point : la discipline semble être revenue à défaut d'avoir l'argent pour rénover les lieux. Je me demande ce que dirait mon oncle en voyant le triste sort qui a été réservé aux lieux ? Mon frère pourra-t-il reconnaître sa maison le jour où il reviendra ? S'il est toujours en vie… Combien de temps cela fait-il que je n'ai plus de nouvelles ? Trois ans, il me semble. Je suis plus à cran depuis que j'ai entendu parler du coup d'état alors que j'étais déjà pas mal depuis que j'ai pris tous les problèmes du clan. Sans parler de l'avis de recherche qui ne me rassure pas sur son état de santé. Dire qu'on le veut mort pour une somme astronomique… C'est un enfer et j'ai besoin d'une pause. Je prends donc quelques pièces sur moi qui viennent de mon argent de poche avant de faire discrètement le mur. Autant alerter le moins de monde possible alors que tout ce que je veux c'est me détendre en ville. Je serais bien trop rapidement de retour… pour m'occuper d'autres problèmes évidemment…

Flâner dans la ville encore grandement animée me fait du bien. J'en profite pour acheter quelques mets facilement transportables avant de me diriger vers une colline qui surplombe le paysage. Tranquillement, je m'avance en pensant que la prochaine fois je devrais peut-être me prendre également un pot d'alcool pour accompagner mon repas. Tant pis pour ce soir. Je préfère me détendre au lieu de m'apitoyer sur des problèmes sans importance. Par contre, entendre des bruits dans les bois que je longe hors de la ville arrête mes pas. Une main sur une de mes épées, et mon repas dans l'autre, je dois sans doute paraître serein alors que je cherche à connaître la source de ce bruit. Un animal ? Ou un humain ? Homme ? Femme ? Enfant ? Brigand ? Villageois ? Cultivateur ? A moins que ce soit un cadavre ambulant ? A mesure que le temps passe, je finis par comprendre que c'est bel et bien un humain. Je dois toutefois attendre de le voir pour savoir quel genre, exactement. Toutefois attendre n'est pas vraiment mon truc, surtout dans mon état. Et alors que je me rappelle, je ne sais pas trop comment ou pourquoi, qu'un ancien m'a parlé de mon frère qui serait dans les parages, j'appelle avec incertitude mais sans crainte :



Si seulement c'était vrai… si seulement cela pouvait être lui… Je ne sais pas du tout comment je vais réagir. J'ai tellement peur que ce ne soit pas lui. Mais le pire serait sans doute qu'il soit enfin de retour mais ne me reconnaisse pas. Qu'il me rejette. Moi qui suis resté là pour lui, serais-je capable de le supporter ?

La pénombre m’empêche de voir correctement mon environnement. Je dois donc me fier à mes autres sens. Mon odorat me confirme par le vent de face que ce n’est pas un cadavre féroce, et un esprit ne ferait pas autant de bruit. Un animal aurait sans doute fui mon appel. Il s’agit donc d’un homme comme l’atteste la silhouette qui trébuche en sortant des broussailles. Sa voix… Outre l’espoir que je ressens en l’entendant que je tente de reculer pour ne pas être trop déçu si je viens à me tromper, elle me fait comprendre que mon interlocuteur est mal en point. Inquiet et méfiant à la fois, je guette le moindre geste, le moindre mot et le moindre bruit. Je dois savoir. Je dois comprendre. Je ne dois surtout pas me tromper. Rejeter mon frère et l’apprendre après coup me ferait si mal que je doute le supporter. Mais me tromper me causerait tant de déception que je pourrais tout aussi bien très mal réagir. Alors, qui es-tu ?

L’homme sortit des bois se relève alors que je ne me suis approché que de quelques pas pendant qu’il était couché afin de mieux le voir. Ainsi, contre un arbre, son visage paraît de manière un peu plus distincte à la lumière de la ville qui l’éclaire de façon tamisée. Il porte un cache-oeil, me laissant observer son seul œil valide me regardant avec une méfiance propre à une proie prête à défendre chèrement sa vie. Il fait sensiblement la même taille que moi. Ses cheveux courts sont aussi foncés que les miens, sans doute noirs donc. Son épée pointée sur moi, il me fait entendre de nouveau sa voix affaiblie. Une voix grave, mais sans doute plus qu’elle ne le devrait si j’en crois son état déplorable. En fait, tout me fait croire qu’il est Yuè, mon grand frère. Sans compter qu’il ressemble à s’y méprendre au portrait des avis de recherches. Celle que j’ai gardée précieusement dans mon bureau pour ne pas oublier ce profil, ce visage. Pourtant, j’ai encore peine à croire que c’est réellement lui. Au point que je n’arrive pas lui répondre. Je n’arrive pas à lui dire que je n’ai aucune intention de le tuer.

Après avoir parlé de mes yeux ressemblant à ceux de son petit frère, il perd connaissance. En le voyant basculer, je m’élance pour le rattraper et le poser gentiment sur le sol. Il ne faut pas que je traîne ici, surtout s’il est poursuivi. Donc la vérification de son identité passera après. Il faut seulement que je le ramène rapidement. C’est ce que je pense en prenant son fourreau afin de ranger son épée. Pourtant, mon regard est attiré par le nom gravé sur le cuir du fourreau. Yèwǎnxīng. … Cessant de réfléchir un instant, juste un court instant, je prends cet homme sur mon dos pour marcher en direction du village que je compte contourner afin d’atteindre la maison sans que nous soyons vus. S’il est recherché, s’il est mon frère, je ne tiens pas à le faire arrêter. Je veux avoir des certitudes avant tout. Et ce nom me rappelle ce que me disait ma mère avant son trépas. Qu’en découvrant le nom de son épée, je pourrais reconnaître mon frère parce qu’il ne pensait qu’à moi. Ou quelque chose comme ça. Est-ce parce qu’il a nommé son épée comme moi ? Alors c’est bien lui ? Je ne me trompe pas ? Je crains tellement que mon espoir finisse en déception que je veux encore attendre avant de lâcher le soulagement de le retrouver. Je ne peux pas me permettre de flancher maintenant, sa santé n’étant clairement pas au beau fixe.

Discrètement, j’entre dans le quartier général du clan et rejoins mon pavillon. Il semblerait que tout le monde se soit saoulé jusqu’à plus soif puisque je ne croise pas âme qui vive. Cela m’inquiète autant que ça ne me rassure. Qu’à cela ne tienne, je peux laisser quelques minutes le patient dans ma chambre avant de revenir avec un médecin digne de confiance que j’ai tout de même menacé de mort s’il venait à apporter le moindre problème. Il suit notre famille depuis deux ou trois générations en plus de veiller sur les membres du clan. En voyant mon protégé, il me fait la remarque que je ne devrais pas agir de la sorte, mais je le fais rapidement taire de mon regard menaçant. Il obtempère avant de commencer son travail. Le silence est brisé par notre dur labeur et les conseils qu’il me donne pour quand il aura terminé. Je ne peux qu’être soulagé de savoir que sa vie n’est plus en danger maintenant que nous nous sommes occupés de lui. Toiletté et changé, il est confortablement installé dans mes draps quand le médecin me tend une pile de lettres avant de s’en aller, m’apprenant que c’était dans ses vêtements. J’attends qu’il parte avant de découvrir que je n’ai plus de doutes à avoir. Yuè est de retour à la maison. Yuè est dans mon lit, blessé mais hors de danger. Yuè est…

Les larmes aux yeux, je pose les lettres près de sa tête avant de m’asseoir sur le bord du lit. Malgré le flou de l’eau qui ne sort pas, je l’observe. Je cherche à me rappeler de son visage tel que je le connaissais pour marquer chaque différence avec ce qu’il est devenu. Sincèrement, le plus flagrant est ce cache-oeil qui marque l’absence de cet œil noisette. Il semble également qu’il ait perdu un peu de poids, sans doute à cause de sa fuite. Ses cheveux étaient-ils plus longs avant ? Coupés ainsi, ce n’est pas si mal. Doucement, de manière incontrôlable, notamment parce que je me force déjà de ne pas me pencher sur lui par crainte de m’appuyer involontairement sur ses côtes, je passe des doigts légèrement sur son visage. Je crains de le réveiller, mais j’ai tellement peur de rêver à cause de mes nuits blanches accumulées que je ne peux pas m’en empêcher. Je vous en supplie, dites-moi que je ne rêve pas…

Bien que j’aimerais vraiment veiller continuellement sur lui, surtout en voyant son sommeil être si agité en m’appelant, mais je ne peux pas me le permettre. Il faut que je me repose pour être prêt si jamais le clan vient à faire face à un problème. Et j’ai encore du travail qui m’attend, même si j’ai terminé le plus gros et, surtout, le plus urgent. Pour autant, je ne peux pas me permettre de repousser indéfiniment le reste. Sans compter que je refuse de déléguer sans pouvoir faire confiance à ces personnes qui ne pensent qu’à s’amuser en profitant de ce que je leur offre. Heureusement que je demande des frais d’adhésion aux plus riches d’entre eux et que je n’accepte que ceux qui ont un minimum de talent. Si je ne passais pas par là, nous n’aurions pas survécu un mois de plus…

La nuit a été infernale, comme le reste de la journée. J’ai été appelé un nombre incalculable de fois pour des urgences qui n’en étaient pas. Finalement, heureusement que j’ai pris un peu de repos. Avec toute cette fatigue accumulée je ne m’en serais pas sorti dans le cas contraire. Et, maintenant que tout le monde est censé dormir, je m’occupe de la paperasse en étant en pyjama, non loin de mon invité qui ne s’est toujours pas réveillé. Je m’inquiète pour lui. Le médecin a beau dire que c’est normal puisqu’il doit être aussi bien mentalement que physiquement épuisé, je ne peux m’empêcher de me demander s’il va vraiment aller bien. D’ailleurs, il m’a parlé de faire attention à moi aussi si je ne voulais pas finir dans le même état… Il fabule, j’en suis sûr. Je ne suis pas si fatigué que ça. Juste un peu énervé. C’est tout. De plus, ce n’est pas comme si j’avais le choix.

Plongé dans les documents, je ne remarque pas les signes de réveil de Yuè. En fait, ce n’est qu’en entendant ses gémissements que je relève la tête vers lui. Surpris, je peine à croire qu’il soit enfin sorti de sa torpeur. Finalement, c’est en le voyant bouger un peu plus que je me lève pour le rejoindre. Assis à ses côtés, je le regarde faire en lui parlant doucement :



Je préfère éviter d’éveiller sa panique en m’approchant plus que ça de lui. Pourtant, j’aimerais l’amener à se recoucher et à se reposer. Une envie qui va devoir passer après qu’il se soit remis de ses émotions sinon je ferais pire que mieux. Ainsi, je le laisse regarder autour de lui, autant pour se repérer que pour chercher ses affaires. J’ai bien fait de les laisser à ses côtés. Son visible soulagement me détend puisque cela démontre que nous allons pouvoir discuter au moins un peu. Maintenant, je me demande… Va-t-il me reconnaître ? Je crains qu’il refuse de me croire si je me présente ou que je fasse preuve d’effusion d’amour. Cette retenue me blesse parce que je l’ai attendu beaucoup trop longtemps. Si je le fais malgré tout c’est pour lui, et seulement lui.

Face à ses remerciements, je ne peux m’empêcher de sourire avec un peu plus de soulagement et de tendresse. D’une voix douce, je lui réponds :



Je me demande s’il va croire en mes paroles ? Je me demande s’il va accepter la vérité ou si ce temps passé à fuir l’aura trop profondément blessé pour qu’il puisse réaliser qu’il est en sécurité.

Je ne m’attendais pas du tout à la réaction de mon grand frère. Pourtant, peut-être aurais-je dû. Il est un fugitif aux yeux du reste de la population et c’est un miracle que je puisse le cacher au sein de ma secte avec autant de personnes en qui je n’ai aucune réelle confiance. De plus, si j’en crois son attitude précédente, il ne savait pas où il se trouvait et qui je suis. En prenant ça en considération, la confirmation détournée qu’il est enfin rentré à la maison doit être assez surprenante. J’espère en tout cas qu’il ne voudra pas soudainement partir maintenant qu’il est au courant. Pas après m’avoir fait comprendre qu’il voulait me voir. Pas après dix années d’angoisse et de souffrance à attendre son retour. Je ne veux pas le voir me quitter à nouveau…

Mon cœur s’allège en constatant qu’il ne s’agite pas plus et qu’il n’est pas sur le point de s’en aller. Son attention semble être concentrée sur ma personne alors qu’il amène une main dans ma direction. Un geste que je n’ose pas amorcer de mon côté. J’ai encore la crainte qu’il ne se sente pas totalement en sécurité. Je le laisse donc faire sans bouger, observant son expression et ses gestes avec une minutie qui me surprend. Je ne suis pas sur mes gardes, mais c’est comme si je guettais le moindre changement chez lui. Non. Ce n’est pas tout à fait ça. En sentant sa main chaleureuse mais tremblante sur ma joue, alors que je ferme paresseusement les yeux à ce contact, je comprends qu’en réalité je cherche seulement à le graver à nouveau dans ma mémoire. Noter tous les changements à cause du temps passé loin l’un de l’autre, mais également chercher les ressemblances. Tout ce qui fait qu’il est lui, ce frère que je n’ai jamais voulu voir loin de moi. Ce modèle et ce héros dont le départ m’a déchiré plus que je ne voulais l’admettre.

J’ouvre de nouveau les yeux en entendant la voix tendre que j’ai tant rêvée au point de l’entendre parfois sans qu’il ne soit présent. Mes lèvres se fendent en un sourire de joie et de tendre amusement. Il est normal que j’ai grandi. Dix ans change forcément un enfant en homme. Mais je préfère ne pas faire de commentaire sur la question. Je ne veux pas l’accabler avec une accusation involontaire. Je suis si fatigué et énervé par le travail que me donne le clan que je suis tout à fait capable de ce genre de chose, même contre mon frère pourtant enfin de retour. Heureusement qu’il me rassure sur son intention de rentrer. Oui, il a finalement atteint son but. Il est de nouveau là où est sa place.

Loin de m’imaginer qu’il soit heureux au point d’abandonner toute la retenue dont je me rappelle avant son départ, je suis pris par surprise par le câlin qu’il me donne. Au début, je le regarde faire sans comprendre. Ensuite, je m’inquiète pour ses blessures et l’aide même à m’approcher de lui. Enfin, je me retrouve dans ses bras, incapable de comprendre pourquoi il y a un tel changement. Mais j’abandonne extrêmement rapidement la question pour lui rendre son étreinte avec plus de douceur par égard pour ses blessures. Calme, des larmes envahissent ma vue sans que je leur permette de sortir dès que j’entends ses remerciements. Une retenue très brève car en sentant ses bras se serrer un peu plus autour de moi je lui réponds, des sanglots dans la voix :



Sur la fin, mes quelques mots sont secoués par de puissants sanglots que je n’arrive pas à calmer, mon visage enfoui dans l’épaule de Yuè. Il me faut beaucoup de temps pour me calmer. Et alors que je peine à tarir mes larmes, j’entends quelqu’un toquer à ma porte. L’énervement prend le dessus et je devant vivement à l’enquiquineur :



Le jeune homme, entre l’adulation et la crainte, me fait alors savoir que des hommes demandent à me voir à propos d’un fugitif. Je soupire doucement et regarde mon frère avec douceur malgré l’agacement qui peut encore se lire sur mon visage.



Cela dit discrètement, j’essuie l’impatience du jeune de mon clan, ce qui me fait réagir vivement alors que je me lève pour sortir de la pièce. Enervé, je réponds à l’impatient :



Apprendre que ce sont des mercenaires qui me dérangent ainsi me déplaît encore plus. Je vais donc, de ce pas, voir ces visiteurs indésirables dès que ma porte est refermée.

La réponse de Yuè m’a beaucoup détendu, bien que cela ne puisse certainement pas se voir. Je suis bien trop énervé d’avoir été dérangé de la sorte aussi tard dans la soirée. Ainsi, je sors pour accueillir la nouvelle qui explique tout ce tapage. Des mercenaires… il ne manquait plus que ça ! En tant que Zōngzhu, il m’est impossible de laisser les choses telles qu’elles le sont. Dans le cas où je voudrais opter pour les laisser s’impatienter, cela mettrait mon frère en danger sur le long terme puisque nous pourrions devenir des suspects. Bien sûr, il serait idiot de prétendre qu’ils auraient tort. Mais je ne veux pas qu’on me sépare de celui dont je me suis languis tout ce temps ! Il en est hors de question ! Alors autant faire tout ce qui est en mon pouvoir pour le protéger. Actuellement, accueillir ceux qui ont frappé à ma porte.

A l’entrée, je découvre qu’un  Shīfù a fait entrer le groupe imposant qui me demandait et leur proposait de leur faire visiter les lieux. Mon regard se fait noir alors que j’annonce fermement :



Rapidement, sans écouter le reste de ma prestation destinée à l’humilier, il s’incline respectueusement devant moi en demandant mon pardon. Mon intérêt le délaisse alors pour se poser sur les mercenaires qui semblent crédules. Vraisemblablement, il sont dubitatifs de voir une personne aussi jeune être à la tête du clan. Sévèrement, mais loin d’être abrupt ou impoli, je leur fait savoir :



Autrement dit, ils me font perdre du temps. Un message qui semble être totalement passé si j’en crois le regard que me lance le potentiel chef de groupe. Un autre me fait alors savoir qu’il leur a été proposé de visiter les lieux. Je le regarde durement pour répondre sur un ton ferme et agacé :



Il me faut insister encore un peu plus avant que je puisse enfin m’en débarrasser pour la soirée. Mais sans doute reviendraient-ils le lendemain. Inquiet et énervé, je frappe violemment le Shīfù qui vient me demander des comptes. Je le reprends ensuite par le colle avant de vociférer:



Cela dit, je le balance de nouveau à travers le couloir et, le laissant choir comme une serpillère usagée sur le sol, je retourne dans mon pavillon. Toutes les personnes attirées par mes hurlements me laissent rapidement la place de me déplacer sans que j’ai à m’arrêter. Sans doute sont-ils également apeurés par mon regard meurtrier. Finalement, peut-être pourrais-je avoir ma nuit pour moi seul ? Avec mon frère d’ailleurs…

Après avoir fermé la porte derrière moi, je pousse un soupir que je ne cherche pas à cacher. Je suis épuisé, je sais qu’il me reste de la paperasse à terminer et je veux rester auprès de mon frère. D’ailleurs… a-t-il tenu sa promesse ? Je dois avouer que si je n’ai pas encore levé le regard, c’est par crainte de découvrir son absence, qu’en réalité j’ai rêvé de son arrivée.

En entendant des bruits de tissu puis de pas, je sens que je peux enfin me détendre. Il est encore présent. Je n’ai pas rêvé et la peur ne l’a pas fait fuir. N’est-ce pas un miracle ? A mes yeux, c’était tellement inespéré que j’en suis venu à croire que la fatigue me jouait de mauvais tours. Ou que j’étais simplement en pleine crise de somnambulisme après m’être endormi sur ma paperasse. Très franchement, ça ne m’étonnerait même pas vu que parfois il m’arrive de croire avoir fait certains trucs et qu’on vient me chercher pour me le demander et que, finalement, je me rends compte qu’il n’en est rien. C’est tellement stressant !

Du coup, quand je lève mes yeux fatigués sur Yuè, je souris avec un grand soulagement. Lui m’a l’air quelque peu inquiet. Je le vois. J’aimerais savoir ce qu’il a, même si je me dis que ça doit être à cause de cette visite impromptue, mais je n’ai aucune phrase qui se forme dans mon esprit. Tout ce qu’il me vient est que sa main sur ma joue est plutôt chaude. Il ne fait pourtant pas froid dehors. Je ferme un instant les yeux pour profiter du contact de sa peau sur la mienne avant de les rouvrir, déconcerté. Pourquoi me demande-t-il pardon ? Il n’a rien fait de mal. Je n’ai même pas plus de travail que d’habitude…



Ma voix est pleine de lassitude et ma phrase prononcée dans un seul souffle, comme dans la continuité de ma pensée. Au fond, ça me désespère de ne plus avoir de temps pour moi et que tout le travail s'amoncelle dans mon bureau. Dire qu’il doit y en avoir cent fois plus que dans ma chambre…

Je me sens d’humeur boudeuse alors qu’il lâche ma joue. Pourquoi ne pas continuer ? Je crois que j’aurais pu m’endormir… Ah ! Mais comme je ne suis pas couché, j’aurais pu me faire mal. Ou lui faire mal à lui. Il est blessé. Qu’est-ce qu’il fiche debout ?! Il a besoin de repos ! Je pense à râler lorsqu’il me demande s’il peut faire quoi que ce soit pour m’aider. Je le regarde un instant dans les yeux avant de lui demander sans réfléchir :



Avec moi. Dans le même lit. En y pensant un peu plus, peut-être aurais-je été gêné, mais je n’en ai pas la force. Alors, je lui prends sa main chaleureuse et caresse pour l’emmener doucement avec moi. Je monte alors sur le lit et je me couche bien au fond avant de tapoter la place que je lui ai laissée pour qu’il s’installe juste à côté de moi. Quand il le fait, je lui demande d’une voix totalement ensommeillée, accroché à sa manche :



Je lui laisse alors la liberté de choisir ce qu’il va me raconter. Je veux juste entendre sa voix. Et c’est en l’écoutant que je m’endors en position foetale, m’accrochant à son bras. Totalement épuisé, ce sommeil est profond et imperturbable.

J’aurais aimé connaître la suite, et même la fin, de la mission de Yuè. C’est pourquoi j’ai essayé de rester éveillé. Mais le sommeil m’a emporté sans même que je ne parvienne à m’en rendre compte. Un sommeil lourd, paisible… Vraiment paisible. Combien de temps cela fait-il que je ne m’étais pas aussi bien reposé sans me préoccuper de la paperasse et des impératifs du clan ? Depuis combien de temps n’avais-je pas ressenti une telle quiétude ? L’arrivée de mon frère est une telle bénédiction que personne ne pourrait me faire croire un jour le contraire. J’en suis pleinement persuadé.

Pour une fois, bien que ce soit toujours à une heure à laquelle les rayons du soleil n’éclairent pas encore la cour, ce ne sont pas des cauchemars qui me font ouvrir les yeux. L’habitude plus qu’autre chose sans doute. Je sens que mon corps est lourd, que j’ai encore besoin de repos. Mais je sais également que je ne peux pas me le permettre. La présence apaisante de Yuè à mes côtés ne devrait pas m’amener à devenir paresseux. Je cherche donc à me lever jusqu’à ce que… c’est moi où je suis prisonnier des bras de mon frère ? Ça me fait tellement plaisir de le voir ainsi avec moi, de constater qu’il tient à moi au point qu’il ne veut pas me lâcher. Pourtant, je ne peux pas lui accorder de rester à ses côtés pour le moment. Pas si je ne veux pas prendre du retard. Je force donc un peu plus à contrecœur pour me libérer. L’entendre me demander de ne pas partir risque de me faire flancher dans mes résolutions. Je tiens toutefois bon, tentant de le consoler avec un baiser chaste sur le coin de ses lèvres et un doux murmure dans un câlin réconfortant :



Doucement, je sors du lit en passant par le pied du meuble pour éviter de faire du mal au blessé puis, rapidement, je me change pour ensuite m’entraîner dans la cour de mon pavillon. En premier lieu, je médite un moment. Puis je m’échauffe avant de faire quelques passes d'armes sans utiliser une seule once de Qi. Ce n’est qu’après cet échauffement que je m’autorise à m'entraîner en utilisant toutes mes forces, faisant crisser le sol sous mes pieds avec plus de force qu’avant. Je suis rejoints alors que je termine mon entraînement solitaire par quelques maîtres qui apprécient de se mesurer à moi régulièrement. Malheureusement pour eux, malgré ma fatigue, je ne leur montre aucune faiblesse, les amenant à abandonner rapidement.

Alors que le soleil montre enfin quelques-uns de ses rayons, je me bats avec le sixième et dernier maître du clan. Une femme qui, je le sais, aimerait beaucoup se rapprocher de moi. Elle est plutôt jolie et est grandement complimentée par les disciples masculins. Mais elle ne m’attire pas du tout. Elle aura beau se faire belle, être forte et que sais-je d’autre, rien n’arrivera à la cheville de celui que je porte dans mon cœur depuis que je suis jeune. C’est donc sans ménagement que je lui fais subir une défaite cuisante avant de les congédier. Fatigué, essoufflé, je prends le temps de reprendre mon souffle en essuyant la sueur de mon visage, au niveau du menton, d’une main, mon regard naviguant pensivement sur les décors de mon pavillon.

Je ne suis pas du tout attentif à ce qui m’entoure. Après tout, je me sens un peu fatigué par cet entraînement matinal. Se rendent-ils compte que je suis seul à les battre en duel mais qu’ils finissent tous par perdre ? A quel point le niveau du clan s’est-il amenuisé ? Vais-je devoir aussi m’occuper de l’entraînement des plus jeunes ? Je n’y arriverais jamais quand bien même je n’aurais plus autant de paperasse. Je devrais pouvoir m’appuyer sur les maîtres et les cadets de première classe, mais il semblerait que tous aient complètement baissé les bras depuis que mon père a pris le pouvoir. Qu’allons-nous devenir ? Que puis-je faire ? Ceux qui me défient s’améliorent-ils en perdant contre moi ? Je me rends compte que je n’étais pas vraiment attentif sur la question et cela m’agace. J’étais bien trop concentré sur mon propre entraînement pour me focaliser sur eux. De plus, ils sont, pour la plupart de ceux qui sont venus aujourd’hui, bien plus âgés que moi. Ne devraient-ils pas pouvoir se prendre en charge tous seuls ?

Un long soupir avant que mon regard ne se pose sur toi. Un doux sourire se dessine alors sur mes lèvres alors que je constate que tu me tends quelque chose qui me sera bien utile dans l’instant présent. Je te remercie alors en prenant la serviette de tes mains avec soin avant de la passer sur mon visage. C’est si agréable… Frais, humide, mais pas trop pour m’aider à me débarrasser de toute cette sueur insupportable. Cette fois, mon soupir révèle mon bien-être. Je devrais t’avouer que cela fait longtemps que je n’ai pas ressenti une telle émotion. Pourtant, je n’ose pas le faire. Qu’en penserais-tu ? Je ne veux pas paraître faible à tes yeux, et encore moins après l’état dans lequel tu m’as vu hier soir après la visite des mercenaires. C’est suffisant, autant pour ma fierté, mais aussi pour ton propre état. Puisque tu es blessé, tu dois te reposer et penser un peu à toi. Surtout que tu n’as certainement pas pu faire quelque chose pour ton propre bien-être depuis un certain temps maintenant. Je ne veux pas t’accabler, encore moins dans ces conditions. A mes yeux, ces petites attentions que tu me donnes sont déjà amplement appréciables et appréciées.

La serviette passée autour de ma nuque, laissant les deux extrémités sur mon torse, je m’assieds près de lui tout en restant dehors, à côté du plateau qu’il a amené. Doucement je nous sers du thé et te donne une des deux tasses en écoutant ton compliment. Souriant je me sers également une tasse et, avant de boire l’infusion, je réponds en douceur :



Je bois une gorgée de mon thé. Un peu pour me calmer, mais aussi pour éviter de le boire froid à terme. Je veux profiter de cette boisson que tu as faite spécialement pour moi. Toutefois, je continue avec une certaine morosité :



Cette fois que je t’ai dit ça, je me sens un peu plus soulagé, comme libéré d’un poids que je portais depuis bien trop longtemps. Je souris donc doucement et te demande avec beaucoup plus de légèreté :



Je l’espère sincèrement puisque je souhaite que tu te sentes bien installé. De plus, je m’inquiète encore pour tes blessures qu’on m’a dites assez graves. Sans compter que… je crois que je ne sais pas si je bouge beaucoup pendant la nuit. Il me semble que ce ne soit pas le cas puisque je me réveille très souvent dans la même position, mais personne n’a été présent à mes côtés pour valider, ou invalider, cette supposition. Tout ce que je peux faire, c’est prier pour ne pas avoir aggravé ton état. Seul toi peux me le dire. Et tu n’as pas intérêt à me mentir ! Comment pourrons-nous te soigner si tu nous caches les choses ? D’ailleurs, je me demande comment tu as perdu ton oeil. Serait-il mauvais de te poser la question ? Je ne voudrais pas remuer de mauvais souvenirs…

Avec un coup d'œil, je peux constater que tu as l’air plutôt bien. Mieux que la veille lorsque je t’ai rammassé à l’orée de la forêt. C’est rassurant et cet état de fait est suffisant pour faire naître un sourire sur mes lèvres. Je bois alors une nouvelle gorgée de thé avant que mon sourire ne disparaisse. Pourquoi refuses-tu que je prenne soin de toi alors que tu es blessé ? Alors que nous ne nous sommes pas vus depuis si longtemps… Gege… Est-il possible que tu comptes repartir loin de moi alors que tu me disais vouloir ne plus me quitter ? Non. Ce doit être moi qui me méfie bien trop. Pardonne-moi, je n’ai plus vraiment l’occasion de pouvoir confier ma vie à autrui. Quoique, cela n’est certainement pas une raison. Ah… Je devrais simplement être heureux que tu te sois bien reposé et que tu te montres proche de moi comme par le passé.

Tu as raison, j’ai beaucoup de choses à faire. Au point que je vais devoir m’en aller très bientôt et te laisser pour la journée. C’est déprimant ! Tant et si bien que je soupire sans même penser à m'en cacher. Mais peut-être aurais-je dû te le dissimuler puisque mon but n’est en aucun cas de t’inquiéter. Pourtant, c’est ce que je vois dans ta proposition de m’aider. Que tu sois recherché ou non n’entre pas en ligne de compte dans ma vision des choses. Surtout que je ne laisserais personne fouiller ma maison, même si je dois faire face à la garde impériale pour ça. Tu es bien plus important à mes yeux que tout le reste. Mes efforts déployés jusqu’à aujourd’hui ? Ce n’était que pour te donner un endroit où rentrer. Au vu de la situation, il pourrait même être bien plus simple de tout abandonner pour fuir à deux à travers le pays ou jusqu’au-delà des frontières.

Je prends un petit temps de réflexion pour définir ce que j’ai à faire. Mais, finalement, tout ce que je parviens à penser est que tu as besoin de repos. Je prends alors le temps de terminer ma tasse avant de te répondre calmement :



En douceur, je repose ma passe sur le plateau et en profite pour te regarder un peu. Est-ce que tu ne te surmènes pas trop en restant assis ici ? Je suis vraiment inquiet pour toi…



Je me lève tranquillement et entre dans le pavillon pour aller vers mon bureau. Finalement, je n’ai pas encore terminé les papiers que je faisais avant ton réveil. Quelle misère… Rapidement mais précautionneusement, je m’empare des papiers sur lesquels je dois me pencher en urgence avant de poser la serviette qui entourait mon cou. Cela fait, je me sens prêt à me diriger vers mon bureau. Je m’approche toutefois de toi pour embrasser ton front et te murmurer discrètement :



Une cachette dans laquelle j’aimais me cacher après avoir fait une bêtise après ton départ et dont je te parle dans une de mes lettres. S’il y a un problème, seul moi pourrais te trouver là. Et, maintenant que je suis assuré que tu es au courant de cela, je m’en vais travailler dans mon bureau, dans un autre pavillon.

Les heures passent avec une lenteur et une douleur que je ne saurais décrire alors que je butte longuement sur certains papiers. Et juste au moment où je trouve enfin une solution, on toque à ma porte pour me faire savoir que nos invités indésirables de la veille sont arrivés. Quelle plaie ! Je soupire et délaisse mes travaux pour aller rapidement à l’entrée de la base. C’est ainsi que je fais à nouveau face à ces personnes sans manières qui te cherchent. Cette fois, ils me donnent les raisons de leur venue et en viennent même à me menacer de tout détruire si je refuse de leur montrer l’intérieur. Sans me démonter, sans crainte, je leur tiens tête alors que les anciens et shifu arguent qu’il vaudrait mieux les laisser faire ce qu’ils veulent. Ce que ça m’énerve !!



Evidemment que ça ne fonctionne pas. Et il me faut de nouveau marchander avant d’accepter de les guider dans certaines zones de la base, à contrecœur. Fort heureusement, mon pavillon est épargné et c’est après une bonne heure que je peux enfin me détendre, ces petits grippe-sous partis chercher leur proie là où elle ne sera jamais. Mon frère, je t’ai sauvé la mise. Mais pour combien de temps ? Je ne veux pas et ne peux pas y penser pour le moment. J’ai des occupations urgentes à gérer et, cette fois, je ne laisse personne me déranger jusqu’au soir. Ce qui signifie que je n’ai pas mangé ce midi. Ce n’est pas grave, je mangerais sans doute plus ce soir.